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Yaoundé - 29 avril 2024 -
Gestion publique

Électricité : avec une dette de 700 milliards de FCFA, Eneo est devenu un risque budgétaire pour l’État du Cameroun

Électricité : avec une dette de 700 milliards de FCFA, Eneo est devenu un risque budgétaire pour l’État du Cameroun

(Investir au Cameroun) - Au moment où l’État lance le processus de renationalisation de Energy of Cameroun (Eneo), l’entreprise présente un « risque élevé de cessation de paiement ». En fin d’année 2022, son déficit de trésorerie a atteint 113 milliards de FCFA, tandis que sa dette culmine à 700 milliards de FCFA, dont la moitié due aux fournisseurs parmi lesquels des entreprises publiques. Faute d’être payées par l’électricien, ces dernières transfèrent une partie de leurs charges à l’État, exerçant ainsi une pression sur la trésorerie publique. Ce qui menace de dérouter les prévisions budgétaires. Une situation qui devrait se compliquer avec la reprise annoncée d’Eneo par l’État. Comment en est-on arrivé là ? Éléments de réponse…

Dans les documents internes produits ces derniers mois, le ministère de l’Eau et de l’Énergie (Minee) présente la société Eneo comme un risque budgétaire pour l’État du Cameroun. C’est-à-dire que l’électricien est désormais perçu comme « un facteur pouvant entraîner un gap entre les prévisions de recettes ou de dépenses, et leur réalisation effective au cours d’un exercice budgétaire ». En cause, la détérioration de la situation financière de cette entreprise.

La filiale du fonds d’investissement britannique Actis (51% des parts) a certes renoué avec les bénéfices en 2022 (avec un résultat net après impôts de 10 milliards de FCFA, contre une perte de 35,5 milliards en 2021), mais sa trésorerie s’est davantage dégradée, selon son propre rapport annuel, rendu public il y a quelques jours. En effet, le distributeur exclusif de l’électricité a achevé l’année avec un déficit de trésorerie de 113 milliards de FCFA et un fonds de roulement négatif de 190 milliards FCFA, contre respectivement 96 milliards et 139 milliards FCFA en 2021. Son ratio fonds propres-total bilan, qui renseigne sur sa solvabilité, a légèrement reculé à 7,4%, alors que la norme est d’au moins 20%.

Lionel Omgba Oyono, ex-directeur de l’électricité au Minee : « La SNH a diminué d’environ 75 milliards FCFA les transferts devant être envoyés à la trésorerie de l’État, pour apurer les impayés du gasoil et du gaz naturel ».

Au Minee, cette situation est qualifiée de « très inquiétante ». Elle traduit « le fait que Eneo ne dispose pas suffisamment de ressources pour couvrir ses dépenses d’exploitation, telle que le paiement des factures de ses fournisseurs », et dévoile un « risque élevé de cessation de paiement du concessionnaire », a expliqué, le 8 juin 2023, l’alors directeur de l’électricité au Minee, Lionel Omgba Oyono, lors d’une rencontre avec la Banque mondiale. En effet, au 31 décembre 2022, la dette fournisseur de l’électricien s’élève à 336 milliards de FCFA, soit 48% de la dette globale de l’entreprise estimée à 700 milliards de FCFA. Et parmi ces fournisseurs se trouvent plusieurs entreprises publiques : le transporteur d’électricité Sonatrel, la société de patrimoine EDC qui gère plusieurs infrastructures de production, les livreurs de combustibles Sonara et SNH-Tradex, et le régulateur Arsel.

Du coup, l’insolvabilité d’Eneo met certaines de ces entreprises en difficulté. De ce fait, celles-ci transfèrent certaines de leurs charges à l’État. « L’État a dépensé 12 milliards pour le remboursement de la dette du barrage de Lom Pangar, en lieu et place d’EDC », soutient, par exemple, Lionel Omgba Oyono dans sa présentation faite devant la Banque mondiale. Pour sa part, la SNH, qui commercialise la part du pétrole brut qui revient à l’État, se sert à la source. « La SNH a diminué d’environ 75 milliards FCFA les transferts devant être envoyés à la trésorerie de l’État, pour apurer les impayés du gasoil et du gaz naturel », a-t-il ajouté à la même occasion. Des hausses de dépenses et baisses de recettes non prévues qui sont susceptibles de perturber la bonne exécution du budget de l’État. D’où le risque budgétaire.

Déséquilibre financier 

Depuis au moins 2017, le secteur de l’électricité au Cameroun est financièrement déséquilibré. Les charges du secteur sont supérieures aux recettes recouvrées. Eneo étant l’entreprise chargée de collecter les recettes et de les redistribuer à l’ensemble des acteurs du secteur, cela se traduit dans sa comptabilité par un déficit de trésorerie. Évalué à une dizaine de milliards de FCFA par mois il y a quelques années, ce déficit aurait atteint 29 milliards de FCFA au mois de mai 2023, selon les chiffres du Minee.

Depuis l’arrivée d’Éric Mansuy à la tête d’Eneo en fin novembre 2019, l’équilibre financier du secteur est une hantise pour l’entreprise. Ici, on estime que les impayés accumulés par l’État, les collectivités territoriales décentralisées (CTD), les établissements et entreprises publics sont la principale cause de la situation. Il faut dire qu’il est attendu de l’État le paiement de sa consommation d’électricité et de la compensation tarifaire. À en croire l’Arsel, le coût de revient moyen d’un kilowatt-heure (Kwh) est supérieur au prix moyen de vente depuis plusieurs années. Opposé depuis 2012 à une revalorisation des prix de l’électricité, notamment pour les ménages, l’État s’est engagé à payer la différence.

Photographie des charges mensuelles d’Eneo

1 mineSource : Minee

Sauf que le processus de validation de la compensation tarifaire et des factures de l’État est long. Et pour cause : la compensation tarifaire, dépendante des facteurs comme la consommation des combustibles, peut fluctuer ; plusieurs administrations ne disposent pas de compteurs et la majorité des villes ne possèdent pas un réseau d’éclairage public aux normes. Par ailleurs, conscientes du fait que l’État, actionnaire de référence d’Eneo (44%), s’oppose à l’arrêt de leur alimentation, les entités publiques n’intègrent pas le paiement des factures d’électricité dans leurs priorités.  Du coup, les impayés s’accumulent. En avril 2023, la filiale d’Actis réclamait à l’État 186 milliards de FCFA. Bien que cette ardoise soit contestée par le débiteur, elle traduit néanmoins l’ampleur du problème. 

Pour continuer de fonctionner, le distributeur et producteur de l’électricité est contraint de contracter des crédits de trésorerie (dettes d’une maturité de six mois au plus). Le volume de crédits de trésorerie a atteint 140 milliards de FCFA en 2022. Aujourd’hui, Eneo doit virer, chaque mois, 18,6 milliards de FCFA aux banques pour rembourser sa dette financière. Ce qui augmente ses charges mensuelles. Par ailleurs, lorsque l’État se décide à payer sa dette, il n’intègre pas les pénalités, alors que les arriérés dus à certains acteurs du secteur (comme KPDC, DPDC) en génèrent. En plus, ce paiement se fait généralement à travers des mécanismes comme la titrisation, l’émission de titres publics, la compensation de dettes croisées… Et le coût de ces opérations financières alourdit encore les charges d’Eneo. Ce qui entretient le déficit.

Mix énergétique

Au ministère de l’Eau et de l’Énergie, on pointe aussi le mix énergétique du pays pour expliquer le déséquilibre financier du secteur. « Les centrales thermiques, qui ont contribué pour 23% à la capacité de production du pays en 2022, renchérissent le coût du service de l’électricité, ce qui obère fortement la trésorerie des opérateurs de l’électricité », affirme un collaborateur du ministre Gaston Eloundou Essomba. « Quand le coût de production d’une centrale hydroélectrique comme Songloulou est aux environs de 17 FCFA le Kwh (après amortissement de l’investissement, NDLR), le coût de production d’une centrale thermique à gasoil est de 200 FCFA », illustre notre source. À en croire Ahmadou Bivoung, directeur central production d’Eneo, le coût de production du Kwh dans certaines centrales thermiques à fuel va même au-delà de 200 FCFA.

De manière générale, les coûts des projets pèsent sur l’équilibre financier. Au Minee, on dit d’ailleurs travailler pour que « la structuration des projets de production de troisième génération (Kikot, Grand Eweng, Katsina Ala, etc.) puisse avoir des tarifs se rapprochant du tarif de Nachtigal, voire en deçà ». En effet, le coût du Kwh pour cette centrale hydroélectrique est de 42 FCFA. Dans le secteur, on estime que ce montant reste optimisable. Chez Eneo, on affirme également que la séparation des segments transport et distribution a contribué à renchérir les charges du secteur. « Avec Eneo, le poids du transport dans la structure des coûts se situait autour de 4 FCFA, mais Sonatrel réclame 18 FCFA », souffle une source interne.

1 mix

Source : Minee

Le « faible » rendement distribution de l’électricité est également mis à l’index. En deçà de 70% lors de l’arrivée d’Actis dans le capital d’Eneo en 2014, il a approché les 76% en 2022, selon l’entreprise. Cela signifie que plus de 24% de l’énergie injectée dans le réseau est encore perdue. Ce qui est très élevé de l’avis de la quasi-totalité des acteurs du secteur, qui situent la norme autour de 10%. Selon le Minee, les causes de ces pertes sont techniques (vétusté des équipements, surcharge des transformateurs, manque de redondance…) et non techniques (fraude massive, mauvaise facturation…).

Avec la création de la sous-direction de la conformité technique (SDCT) en février 2020, Eneo affirme avoir intensifié la lutte contre la fraude. « C’est grâce notamment à cette intensification que le rendement distribution est passé de 69% en 2019 à 75,75% en 2022 », explique une source interne. « Mais, pour obtenir des résultats plus importants, il faut que l’État s’implique davantage comme on l’a vu en Côte d’Ivoire », ajoute-t-elle. Ce pays a adopté, en 2014, toute une loi pour réprimer la fraude à l’électricité.

Déficit d’investissements

Alors que la lutte contre la fraude n’est pas efficace, le secteur souffre en plus d’un déficit d’investissements dans le transport et la distribution. Entre 2014 et 2022, Eneo affirme avoir investi 320 milliards de FCFA, dont 40% dans le réseau de distribution, soit 128 milliards. Ce qui, de l’avis même de l’entreprise, n’est pas à la hauteur des besoins. En fait, la filiale d’Actis peine à mobiliser les fonds pour financer son plan d’investissement. Elle a, par exemple, échoué à obtenir un prêt de 210 milliards de FCFA auprès de la Société financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale dédiée au financement du secteur privé. En cause, « la santé financière et la qualité de la gouvernance » de l’électricien, confie-t-on à Eneo, sans plus de détails.

En prélude au transfert de la gestion du réseau de transport à la Sonatrel, les investissements ont été arrêtés dans ce segment en 2012, confiait Éric Mansuy, alors directeur général d’Eneo, dans une interview accordée en avril 2021 à Investir au Cameroun. Ils n’ont repris que 7 ans plus tard, avec l’entrée en activité de la Sonatrel, intervenue en 2019. Mais, la réalisation des projets n’avance pas à la vitesse prévue. Le Projet de remise à niveau des réseaux de transport de l’électricité et de la réforme du secteur (PRRTERS), qui devait s’achever en 2022, affichait un taux de réalisation à fin mai de moins de 38%, selon la présentation faite devant la Banque mondiale le 8 juin 2023. 

Selon le Minee, la Banque mondiale a donné son accord de principe pour apporter un montant de 180 milliards de FCFA via le programme axé sur les résultats (PforR). Sauf que, espérée en août 2023, l’approbation de ce financement par le conseil d’administration de la Banque mondiale reste attendue.

Ce projet a pourtant pour objectif de préparer le réseau à l’évacuation optimale de l’électricité produite, notamment par la centrale hydroélectrique de Nachtigal (420 MW). Du coup, le retard pris dans sa mise en œuvre et le déficit d’investissements dans la distribution transforment l’entrée en production de cette infrastructure en un sujet de préoccupation. Car, apprend-on, avec l’état actuel du réseau, une bonne partie de l’énergie produite par Nachtigal pourrait ne pas parvenir aux consommateurs.

Or, selon le contrat d’achat d’électricité, dès la mise en service commerciale de la centrale hydroélectrique de Nachtigal prévue en septembre 2024, Eneo devra verser, chaque mois, 10 milliards de FCFA à la société NHPC, que l’énergie produite soit consommée ou pas. En cas de défaillance du distributeur d’électricité, l’État s’est engagé à payer la facture. Ce qui accentue le risque budgétaire… Et le rachat annoncé des parts détenues par Actis dans Eneo par l’État va encore aggraver la situation. En devenant quasiment l’unique actionnaire d’Eneo, l’État devra supporter tout seul le passif.

Plan de redressement

Conscient de la situation, le gouvernement a élaboré un plan de redressement du secteur de l’Électricité au Cameroun (PRSEC). D’un coût de 6 000 milliards de FCFA, il doit s’étaler de 2023 à 2030. L’un de ses objectifs est l’« amélioration de l’équilibre financier du secteur de l’électricité ». Pour faire face à l’urgent, des actions du PRSEC ont été regroupées dans un autre plan dit « prioritaire », qui nécessite un financement de 400 milliards de FCFA. 

Selon le Minee, la Banque mondiale a donné son accord de principe pour apporter un montant de 180 milliards de FCFA, sur cinq ans, via le programme axé sur les résultats (PforR). Cet argent doit permettre le paiement ponctuel des factures d’électricité de l’administration publique et de la compensation tarifaire annuelle ; l’installation des compteurs sur les bâtiments publics et les réseaux d’éclairage public ; la réalisation de nouveaux branchements ; l’augmentation de la contribution des énergies renouvelables dans les réseaux interconnectés et isolés, ainsi que de la capacité de transformation des postes de transport exploités par la Sonatrel. Sauf que, espérée en août 2023, l’approbation de ce financement par le conseil d’administration de la Banque mondiale reste attendue.

Aboudi Ottou  

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