(Investir au Cameroun) - Discret depuis son retour au Cameroun, en mai 2019, comme directeur des opérations de la Banque mondiale (BM), Abdoulaye Seck (photo) vient de rompre le silence. Dans cette interview qu’il nous a accordée, l’économiste sénégalais présente l’« appui » de l’institution de Bretton Woods dans le cadre de la lutte contre le coronavirus au Cameroun.
De l’ancien économiste en chef de la Banque Mondiale pour le Cameroun, on apprend qu’en plus de l’adaptation des programmes en cours d’exécution, la Banque va débloquer plus de 21 milliards de FCFA d’ici juin 2020 pour une « réponse d’urgence » à la pandémie de Covid-19 dans le pays. À cet argent qui vient en partie de la restructuration du portefeuille pays, un prêt de 60 milliards de FCFA sous forme d’appui budgétaire supplémentaire, pourra s’ajouter. Ce qui portera la contribution directe de la BM à la lutte contre la pandémie et ses conséquences économiques à un montant global de plus de 81 milliards de FCFA.
Le 15 mars dernier, les 19 pays les plus industrialisés du monde et l’Union européenne (G20) ont appelé les créanciers multilatéraux « à explorer plus avant les options de suspension du paiement du service de la dette ». À ce sujet, que peut attendre le Cameroun du groupe de la Banque mondiale (premier créancier multilatéral du pays avec un encours de la dette tournant autour de 1000 milliards de FCFA) ? Cette question a été esquivée par le remplaçant d’Élisabeth Huybens. Abdoulaye Seck a cependant plaidé pour un soutien urgent aux PME en particulier à celles exerçant dans le secteur agropastoral.
Abdoulaye Seck : « Nous allons aider à sauver des vies à travers des investissements d’environ 21 milliards de FCFA »
Investir au Cameroun : Le Cameroun est l’un des pays les plus touchés par le coronavirus en Afrique. Plusieurs partenaires bilatéraux et multilatéraux se mobilisent pour l’accompagner dans la lutte contre ce virus. Mais on ne voit pas la Banque mondiale. Que se passe-t-il ?
Abdoulaye Seck : La Banque mondiale est présente au côté du gouvernement camerounais en cette période difficile. Dès le 3 mars, notre institution a annoncé la fourniture d’une aide d’un montant allant jusqu’à 12 milliards de dollars (plus de 7000 milliards de FCFA, NDLR) aux pays en développement frappés par cette pandémie. Ce premier financement est conçu pour apporter un appui rapide aux pays en proie aux conséquences sanitaires et économiques de cette pandémie. Il devait aussi aider les pays membres de l’institution à prendre des mesures efficaces pour faire face et, si possible, atténuer les conséquences tragiques du Covid-19 (coronavirus).
Pour les pays ciblés, comme pour le Cameroun, cela comprend des financements d’urgence, des services de conseil et une assistance technique, basés sur les instruments et l’expertise existants du groupe de la Banque mondiale.
IC : Concrètement, qu’est-ce qui reviendra au Cameroun et à quelles conditions ?
AS : Le Cameroun a sollicité l’assistance et le soutien de la Banque mondiale dans le cadre de la lutte contre la pandémie du Covid-19. Cette aide financière se manifestera de plusieurs façons :
IC : Vous conduisez aux côtés des autorités camerounaises plusieurs programmes dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la réduction de la pauvreté. Peut-on s’attendre à un ajustement de ces programmes au regard des urgences actuelles ?
AS : En priorité nous allons aider à sauver des vies humaines à travers des investissements d’envergure pour enrayer la propagation du Covid-19, à hauteur d’environ 35 millions de dollars (21 milliards de FCFA). Ces investissements s’ajouteront à notre appui au renforcement de la performance du système de santé. Ensuite, parce que les mesures pour contenir la pandémie peuvent aussi avoir un coup sur la pauvreté et le capital humain de chaque Camerounais et du pays dans son entièreté, des actions urgentes et des ajustements seront entrepris au bénéfice des ménages pauvres, des déplacés internes, mais aussi des groupes qui restent vulnérables en raison de la nature informelle ou précaire de leur activité.
Nous allons d’abord aider à une expansion massive de la couverture des transferts monétaires en utilisant des procédures d’urgence, et surtout dans les grandes villes touchées par l’épidémie. Pour ce, nous mobiliserons, en accord avec le gouvernement, au moins 20 millions de dollars (12 milliards de FCFA, NDLR) du projet de filets sociaux existant. Afin d’éviter d’ajouter aux risques de contact et de propagation, nous allons aider à la modernisation des transferts par l’expansion de moyens technologiques adaptés (en utilisant la digitalisation des paiements autant que faire possible). Enfin, dans le cadre de la reprise, nous nous attacherons à appuyer le gouvernement à travers un programme modernisé de protection sociale et de génération de revenus et d’emplois pour les plus touchés par la crise.
En matière d’éducation, plus de 7,2 millions d’élèves et d’étudiants sont directement affectés par la fermeture de tous les écoles et établissements d’enseignements et de formation depuis le 18 mars 2020. La crise exacerbe les inégalités existantes sur la base de revenu, du genre, de l’accès aux technologies pour l’éducation à distance et elle pourrait créer des décrochages irréparables chez les plus vulnérables. Notre projet d’éducation de base actuelle (plus de 130 millions de dollars, 78 milliards de FCFA) ajuste d’ores et déjà ses interventions et inclut les réponses Covid-19 dans la conception et la mise en œuvre de la stratégie d’intervention d’urgence.
Dans le court terme, en appui à la feuille de route des ministères en charge de l’éducation et en coordination étroite avec le Groupe local pour l’éducation, il appuiera l’accès aux contenus d’apprentissage à distance (en ligne ou physique) pour assurer la continuité des apprentissages. Dès la réduction des mesures de confinement, il s’agira de fournir un soutien à la réouverture des écoles (notamment à travers la communication aux élèves, aux parents, aux communautés et aux enseignants sur le soutien à l’apprentissage et à la prévention du Covid-19) et d’aider le gouvernement à identifier et à suivre les élèves qui risquent abandonner leur cursus scolaire.
En parallèle, nous sommes en train de finaliser la préparation d’un projet nouveau de 125 millions de dollars (75 milliards de FCFA, NDLR) sur le développement du secondaire et des compétences pour l’emploi. Il permettra entre autres d’inclure des normes et standards d’hygiène adaptés à la prévention de la maladie dans les établissements secondaires et de favoriser le retour des élèves en toute sécurité dans les écoles et de travailler avec le gouvernement pour réduire le nombre d’abandons potentiels lors de la réouverture des écoles. Ce projet aidera aussi à créer les conditions pour que les jeunes filles soient plus et mieux scolarisées à travers de meilleures conditions d’apprentissage, un environnement plus protecteur et des personnels mieux formés à leur accueil.
IC : La Banque mondiale a rendu public le 9 avril son rapport sur les perspectives économiques en Afrique. Il en ressort que la croissance en Afrique subsaharienne va baisser de 2,4% en 2019 à une fourchette entre -2 et -5%. Quelles sont vos projections pour le Cameroun ?
AS : Comme lors des précédentes crises mondiales, les pays seront différemment affectés par l’épidémie du Covid-19. L’impact économique sera fonction d’un certain nombre de variables. Sur le plan externe, il s’agira notamment le degré de dépendance vis-à-vis des matières premières, le niveau d’intégration dans les chaines de valeur et des marchés financiers internationaux, la part du tourisme international dans les économies ; et sur le plan interne, la taille des secteurs directement affectés par les mesures de lutte contre l’épidémie (transport, hôtellerie, restauration…) et le niveau de perturbations des chaines de valeur nationales, notamment dans la manufacture et l’agriculture, déterminera l’ampleur de la crise.
Pour le Cameroun, nous avons considéré pour le moment deux scénarios. Un scénario de référence qui table sur un ralentissement de l’activité en Chine, une contraction dans la zone euro, principaux partenaires commerciaux du Cameroun, des perturbations dans les marchés financiers, une propagation de l’épidémie au reste du monde par le commerce et les coupes dans les dépenses de transport aérien, de tourisme, de restauration et de divertissement en raison de la distanciation sociale dans tous les pays. Le scénario de référence prend également en compte les mesures vigoureuses de lutte contre l’épidémie qui sont progressivement mises en œuvre par le gouvernement dans le cadre de son Plan de riposte sanitaire, d’adaptation et de soutien socio-économique (Pasec). Dans un tel contexte, la croissance ralentirait considérablement, mais pourrait demeurer positive.
Dans un scénario plus pessimiste, où l’épidémie persiste et génère des effets négatifs plus importants dans tous les pays touchés, et si les mesures de lutte ne sont pas mises en œuvre rapidement, le Cameroun enregistrerait pour la première fois depuis 1993, un taux de croissance négatif qui aurait un impact désastreux sur l’emploi et la pauvreté.
Quel que soit le scénario, nous encourageons le gouvernement à achever la préparation de son plan de réponse socio-économique et à conclure les discussions avec les partenaires internationaux pour obtenir le financement d’un tel plan. Les mesures politiques devraient inclure une nouvelle hiérarchisation des allocations budgétaires en vue de réorienter les ressources vers la protection des plus vulnérables et fournir un soutien aux petites et moyennes entreprises touchées par la crise. Le gouvernement du Cameroun devrait également envisager de soutenir le secteur informel qui sera probablement l’un des plus touchés.
IC : Vous recommandez de renforcer les chaînes de valeur agricole régionale afin d’éviter une crise alimentaire… Comment financer de tels investissements dans le contexte actuel ?
AS : Afin de garantir la sécurité alimentaire des Camerounais et notamment des populations les plus vulnérables, nos recommandations s’organisent autour de 3 axes :
Il nous semble également très important d’identifier des mesures de soutien économique spécifiques pour les acteurs du secteur agropastoral (qui représente une grande proportion des ménages vulnérables). Il faudrait notamment :
Des discussions sont en cours avec les ministères sectoriels en charge du secteur agropastoral (Minader et Minepia) et avec les autres partenaires techniques et financiers actifs dans le secteur de l’agriculture pour identifier des solutions de financement des activités les plus urgentes d’appui au secteur agropastoral.
IC : Le G20 a appelé les créanciers multilatéraux « à explorer plus avant les options de suspension du paiement du service de la dette ». Que peut attendre le Cameroun du groupe de la Banque mondiale (premier créancier multilatéral du pays avec un encours de la dette autour de 1000 milliards de FCFA) ?
AS : Le soutien de la Banque mondiale au Cameroun pour faire face à l’épidémie du Covid-19 est multidimensionnel. Il comprend (i) la mobilisation de 6 millions de dollars d’un projet de santé existant pour financer les activités d’intervention d’urgence (ii) la mobilisation de 35 millions de dollars du mécanisme accéléré de la Banque mondiale par le biais de nouveaux projets dans le cadre de procédures condensées et de restructuration du portefeuille pour faire face à l’évolution du Covid-19. Cet appui pourrait également inclure l’augmentation du montant de la troisième opération d’appui budgétaire de 100 à 200 millions de dollars avec des réformes supplémentaires en réponse à la crise.
La Banque mondiale possède un portefeuille important de projet au Cameroun. La pandémie impacte-t-elle sa mise en œuvre ?
AS : Le groupe de la Banque mondiale est doté de divers systèmes qui lui permettent d’être pleinement opérationnel et de continuer à répondre aux besoins des pays partenaires selon des modalités de travail à distance.
Par ailleurs, nous disposons de systèmes solides pour garantir la continuité des décaissements dans le monde entier. Nous nous employons tout particulièrement à éviter toute interruption dans l’appui que nous apportons à nos pays partenaires compte tenu de l’évolution de la situation.
Nous ne prévoyons pas d’interruption dans nos opérations financières. Le département de la Trésorerie de la Bird/Ida dispose d’un plan de continuité des activités établi, avec des équipes opérant déjà depuis différents sites. Ce qui nous permet d’accéder à distance à tous les systèmes nécessaires pour la réalisation des transactions et règlements.
Interview réalisée par Aboudi Ottou